Le fait de
contrôler la tête et l’encolure du cheval n’est pas dénué
d’effets secondaires déplaisants... Car on le prive ainsi de son
outil le plus précieux, à la fois balancier et périscope !
Dans sa généreuse configuration, la nature a équipé le cheval d’une extension
merveilleusement décorative, grâce à laquelle il peut faire
voltiger sa crinière, prendre des poses gracieuses, et vous regarder
de haut. L’encolure semble en outre avoir été mise là exprès
pour permettre au cavalier de régler la vitesse, la direction et l’équilibre
du noble animal, ou, en cas d’échec, pour s’y raccrocher !
Mais avant de se jeter ainsi à sa tête et d’annexer égoïstement son encolure, il
serait peut-être judicieux de se demander à quoi lui-même
l’utilisait. Qui sait s’il ne regrette pas parfois de ne pouvoir
s’en servir à son idée ! Qui sait si vous ne faites pas
fausse route, chaque matin, lorsque vous ajustez soigneusement vos rênes
avant de procéder au montoir ! Et si ce n’était pas nécessaire ?
Et si ce n’était pas adapté à vos besoins ? Et si certains
problèmes venaient de là ?
Cela fait tant de siècles, et de tableaux connus qu’on voit ainsi monter des
cavaliers hors pair, enserrant dans le mors leur noble partenaire,
qu’on s’est docilement habitué à l’idée. Mais ne devrait-on
pas se méfier un peu plus d’une tradition conçue pour la guerre et
les défilés ? Ceux qui ne se bornent pas à tracer des figures
géométriques dans un désert encadré de hauts murs, mais qui
souhaitent aussi, de temps en temps, aligner quelques foulées
tranquilles à travers la campagne, feraient bien d’y réfléchir un
peu.
Handicapé
Bien sûr, pour diriger un cheval, on n’a encore rien trouvé d’aussi pratique et
efficace qu’une paire de rênes. Mais ce n’est pas parce que tout
le monde se sert de l’encolure depuis des lustres qu’il faut la
confondre avec un guidon ou un volant. L’erreur, c’est de
s’imaginer que Mère Nature l’a fabriquée dans ce but, de la
considérer comme un acquis, et d’oublier de la “ rendre ”
au cheval lorsqu’il en a besoin : le pauvre animal se retrouve
alors tout simplement handicapé. Privé de son meilleur outil, le
voilà inquiet, crispé, fébrile, face à certaines situations délicates,
comme l’approche d’un marigot (forcément infesté de crocodiles),
la périlleuse escalade du talus par la face nord, ou le croisement
d’un buisson hanté...
Certains m’objecteront sans doute que leur monture est simplement d’une émotivité
maladive, voire qu’elle se livre à la simulation, par paresse ou mauvaise volonté,
et que les rênes n’ont rien à voir là-dedans... Conclusion hâtive qui évite de se
remettre en question... Pourtant, n’importe quel observateur
attentif peut constater qu’un cheval libre, ou monté rênes en
guirlandes, se montre plus calme et plus courageux. Voyez l’équitation
western...
Une résistance bien naturelle.
Dès sa petite enfance, le cheval envoie des signaux d’alerte en luttant de manière
parfois désespérée chaque fois que l’on s’en prend à sa liberté
d’encolure. Si l’éducateur manque de diplomatie, les premiers
pas en licol risque de tourner au combat frénétique, de même
que la mise à l’attache, qui peut engendrer la réaction
panique dite du “ tireur au renard ” même chez des
chevaux d’âge...
Au débourrage, enfin, la difficulté n’est pas du tout, comme le croient les
amateurs, d’habituer le poulain à la présence du mors dans
sa bouche, mais elle est bel et bien de lui faire accepter la traction
des rênes, qui lui donne la désagréable sensation d’être
emprisonné. Au début, il va tout essayer pour y échapper :
ouvrir la bouche, tirer de son côté, passer la langue, lever la tête,
céder... Si, lorsqu’il tente cette dernière solution, son
cavalier relâche aussitôt sa pression, le jeune élève se mettra à
répondre à des demandes très légères, dès la première leçon :
le fait de récupérer sa liberté d’encolure constitue en effet une
puissante motivation. Mais bien souvent, le cavalier n’est pas
conscient du désagrément qu’il occasionne, et, obsédé par
l’ajustage des rênes, il s’applique à reprendre le contact dès
que sa jeune monture le rompt, au mépris de la pédagogie la plus élémentaire...
L’éventuelle recherche du contact permanent ne devrait intervenir que plus tard,
lorsque les réponses du poulain sont confirmées, que sa confiance
est acquise, et qu’il commence à céder dans sa nuque et sa mâchoire,
ce qui permet une liaison moelleuse avec la main. A condition que
celle-ci soit de son côté légère et liante, bien sûr !
Sinon, c’est automatique, sous l’effet de la traction et des
secousses, par réflexe d’opposition, l’encolure se crispe, le nez
se relève, et le cheval tire...
Garder un contact permanent, que le cheval accepte dans la décontraction, est
probablement l’un des aspects les plus difficiles de l’équitation.
Aussi peut-on se demander s’il est bien raisonnable d’imposer ce
contact dès le début de la formation des cavaliers, à une époque où
ils sont surtout à la recherche d’une poignée de secours à partir
de laquelle se construira leur équilibre... poignée qu’ils
risquent ensuite de ne plus pouvoir lâcher.
Le périscope perdu
Si le réflexe d’opposition du cheval reste si puissamment actif malgré des siècles
de domestication, s’il éprouve tant de réticences à livrer sa tête
et son encolure, c’est que celles-ci doivent constituer un élément
de survie indispensable. En liberté, il est facile d’observer qu’il les utilise pour trois
activités essentielles : brouter, se gratter, scruter... Cette
dernière occupation est la moins réfléchie, la plus urgente,
puisqu’elle est destinée à se protéger d’un éventuel prédateur :
au moindre signal d’alerte, le cheval élève sa tête en hauteur,
telle un périscope, et déclenche toute une batterie de vérifications :
ses naseaux se dilatent, ses oreilles sondent les vibrations de
l’air, et surtout, ses yeux panoramiques scrutent l’horizon.
Examen attentif à l’issue duquel, le plus souvent, il parvient à
identifier la source du signal suspect et constater qu’il n’y a
pas de danger, ce qui lui permet de retourner à son repas en toute sérénité.
Il en va autrement
lorsque sa tête est retenue par les rênes, placée, voire abaissée
artificiellement par des ficelles : ne pouvant plus procéder aux
vérifications de routine, l’animal
risque de rester perpétuellement sur le qui-vive, et de se montrer
excessivement inquiet et prudent, prompt à sursauter et à prendre la
fuite. En outre, ne disposant pas de sa liberté de balancier, il sait
qu’il perdra quelques fractions de secondes au moment de
s’enfuir... Alors, logiquement, il cherche à rester le plus loin
possible du danger, et à anticiper, en tournant les talons au moindre
doute.
Parfois, à
l’inverse, lorsqu’il aborde un terrain douteux (gué, passerelle,
fossé, forte pente), le cheval éprouve l’impérieux besoin de
mettre sa tête au ras
du sol pour flairer et examiner correctement l’ennemi. Hélas,
le cavalier croit alors qu’il cherche à lui arracher les rênes, et
résiste à pleins bras, tout en poussant fort dans les jambes.
Ensuite, il s’étonne et il s’inquiète des demi-tours, des
cabrers et des résistances désespérées que lui oppose sa
monture... Une telle incompréhension mutuelle prêterait à rire si
elle n’était une inépuisable source d’accidents.
Balancier sous contrôle
Tenir la tête du cheval, c’est aussi prendre le contrôle de son équilibre.
Lorsqu’on est un cavalier savant, cela permet d’obtenir toute la
gamme des allures et des mouvements. Mais lorsqu’on est un novice
comme vous et moi, c’est une énorme responsabilité. La plupart du
temps, on dérange les mouvements du cheval plus qu’autre chose :
un petit coup de sonnette lors des départs au galop et des sauts, une
gêne quasi permanente du jeu du balancier au pas, la tentation de se
raccrocher à chaque perte d’équilibre... Bien des hésitations du
cheval en terrain accidenté sont dus à un manque de confiance dans
la main : il sait bien que son cavalier va le tenir dans la
descente, ou dans les rochers... Du coup il se sent moins adroit et
tergiverse.
Mais le pire, c’est lorsqu’il trébuche... Ses mains gantées bien serrées sur
les rênes à picots, le cavalier le retient alors à pleins bras...
Et comme, finalement, sa monture ne tombe pas, il reste sur
l’illusion d’avoir effectivement empêché la chute ! Alors qu’en fait, la malheureuse a
simplement subi un grand coup dans les dents au moment où elle
abaissait son balancier pour alléger son avant-main et retrouver l’équilibre,
comme le coureur qui lance les bras en avant lorsqu’il bute... Hélas,
lorsqu’on leur décrit ce mécanisme, les cavaliers ne veulent pas y
croire : depuis 5, 15 ou 50 ans qu’ils procèdent ainsi à
chaque faux pas, tout cela n’aurait été qu’une torture inutile ?
Supposition si terrible qu’on préfère en rester aux anciennes
impressions... N’est-ce pas, ami lecteur ? Pourtant, si
vraiment l’appui sur le mors permettait d’éviter les chutes, il
faudrait songer à mettre des rênes fixes aux chevaux d’extérieur
et de cross...
Bien sûr, on ne va pas du jour au lendemain jeter nos embouchures par-dessus les
moulins... Mais il est important d’avoir conscience de la privation
qu’on inflige au cheval lorsqu’on cadenasse son balancier !
Le mois prochain, nous verrons quand et comment envisager de le lui
rendre.
|